Le 7 mai 2002, un voisin entre dans l’appartement d’une famille d’origine marocaine à Schaerbeek. Il tue les parents et blesse deux enfants. Il se donne ensuite la mort. Un crime horrible uniquement motivé par le racisme.
10 ans plus tard, j'ai eu l'occasion de faire l'interview de Kenza Isnasni pour le magazine Solidaire (voir ci-dessous). Celle-ci a survécu au meurtrier qui a tué ses parents. Dans son interview, elle revient longuement sur les circonstances qui ont précédé le drame. « On était pas loin du 11 septembre. En 2002, il y avait l’élection présidentielle française avec Le Pen, la montée de l’extrême-droite aux Pays-Bas, ... », rappelle-t-elle. Un contexte général d'islamophobie qui a amené ce voisin raciste à passer à l'acte.
Kenza Isnasni dénonçait : « Le climat s'est empiré. C’est devenu un argument de campagne, de parler en mal des musulmans. Et cela influe sur la conscience collective des citoyens. » Aujourd'hui, le discours polarisant la société, stigmatisant ses minorités, s'est encore renforcé et est même au coeur du gouvernement fédéral belge. Kenza Isnasni l'annonçait en 2012, « c’est un racisme institutionnalisé, qui s’organise. » C'est pourquoi commémorer le drame survenu à Schaerbeek il y a 16 ans maintenant est d'une actualité brûlante. Cela permet de nous rappeler les conséquences les plus dramatiques de la haine raciste et de la stratégie politique du « diviser pour mieux régner ».
Dans son interview, Kenza Isnasni insiste aussi sur un autre point : la famille s'était à de nombreuses reprises plainte du comportement agressif de ce voisin raciste. Ses parents ont essayé d'alerter les autorités. Celles-ci ne les ont pas écoutés. « On était face à de l’indifférence totale, générale », explique-t-elle. Aujourd'hui, son message m'interpelle encore. Je pense à tous ces jeunes qui sont victimes de discriminations, d'humiliations petites ou grandes motivées par le racisme, ... Je me dis que commémorer le drame survenu à Schaerbeek il y a 16 ans maintenant est aussi une manière de briser le mur d'indifférence que subissent les victimes du racisme.
Axel Bernard.
Kenza Isnasni | « 10 ans après, c’est pire »
Le 7 mai 2002 aurait dû servir d’électro-choc. Ce jour-là, un voisin entre dans l’appartement d’une famille d’origine marocaine à Schaerbeek. Il tue les parents et blesse deux enfants. Il se donne ensuite la mort. Une décennie plus tard, les choses ne se sont pas améliorées, au contraire, selon Kenza Isnasni. Depuis, elle n’a pas baissé les bras, participant entre autres à la Flottille pour Gaza en 2010.
Vous affirmez que le drame n’est pas arrivé par hasard.
Kenza Isnasni. Ce n’est pas arrivé comme ça, du jour au lendemain. Ce n’est pas un fou qui a dégénéré, quelqu’un qui a pété les plombs. Il y avait un contexte qui a permis le drame. L’explication tient en deux points. Le premier, c’est la situation que nous avons vécue, avant le drame. Cela faisait plusieurs années que nous essayions d’interpeller les pouvoirs publics. Des familles avaient déjà dû partir du quartier, à cause de cet homme. Une personne avait déjà été blessée au couteau par le tueur, avant le drame. On savait qu’il était armé. Tous les jours, on subissait ses injures. On voyait qu’il était actif au Vlaams Blok (VB), à l’époque. On croisait parfois Johan De Mol (ancien Commissaire de la police de Schaerbeek et membre du VB) dans l’immeuble. On sentait le danger arriver.
C’est devenu un argument de campagne, de parler en mal des musulmans. Et cela influe sur la conscience collective des citoyens.
Plusieurs plaintes avaient été déposées. Le Fonds du logement (association de la Région de Bruxelles-Capitale, NdlR) savait tout ça, la police aussi. Une fois, il s’en est pris à moi physiquement. J’avais des griffes sur mon bras. La police est venue faire le constat. Quand elle allait partir, j’ai demandé aux policiers ce qu’ils comptaient faire. Je leur ai dit « vous attendez qu’il y ait des morts avant de réagir ? » Ils ont répondu « oui, on peut juste faire un PV, mais une fois que ça arrive au parquet, ça va à la poubelle ». Cela m’avait choqué, j’étais très jeune. On était face à de l’indifférence totale, générale. On a demandé au Fonds du logement pour partir, on ne voulait plus rester dans cet immeuble. C’était lui ou c’était nous.
Et l’autre partie de l’explication ?
Kenza Isnasni. De l’autre côté, il y avait le contexte général. On n’était pas loin du 11 septembre. Le racisme, ce n’est pas un phénomène de quartier. C’est quelque chose de plus général, qui est alimenté par pas mal de faits et de discours. Il y a eu un rapport qui observait des phénomènes racistes et xénophobes qui indiquait clairement qu’il y avait une recrudescence de l’islamophobie. On attirait l’attention déjà à ce moment-là avec ce rapport. En 2002, il y avait l’élection présidentielle française, la montée de l’extrême-droite, l’assassinat de Pim Fortuyn (populiste néerlandais, NdlR). D’après un témoignage d’une voisine, le tueur avait parlé de ça le matin du meurtre à la boulangerie du quartier. A cette époque, on parlait beaucoup de l’élection en France. Lui, il espérait beaucoup que Le Pen (candidat de l’extrême-droite, NdlR) l’emporte. Sa défaite a été un déclic, avec d’autres choses.
Comment le climat a-t-il évolué ?
Il y a, d’une part, l’extrême-droite, qui a des discours très clairs, on sait à qui on a à faire. Mais ces thèmes sont repris par la droite. Et parfois par la gauche
Kenza Isnasni. Ca a empiré. L’actualité le prouve. Les actes de violence à motivation raciste sont là. Il y a eu Mohamed Achrak et Oulemata Niangadou tués à Anvers en 2002 et 2006, les victimes de Breivik en Norvège. Et en France, ce racisme est même presque ancré dans les structures de l’État. Il y a, d’une part, l’extrême-droite, qui a des discours très clairs, on sait à qui on a à faire. Mais ces thèmes sont repris par la droite. Et parfois par la gauche. Le dernier rapport d’Amnesty International, rendu public le 24 avril 2012, indique clairement une montée des discriminations envers les musulmans en Europe et particulièrement en Belgique, en Espagne, en France, aux Pays-Bas et en Suisse. Amnesty va même plus loin : « Les partis politiques alimentent les peurs de l'islam dans la société. » Quand on voit le débat autour du foulard à l’école. Le fait d’exclure des jeunes filles de l’enseignement est très grave. On en revient à l’époque de la ségrégation aux États-Unis, quand on séparait les élèves noirs des élèves blancs. C’est très fort comme comparaison mais on n’est pas loin de ça. Les filles qui ont choisi de porter le foulard, on leur retire une partie de leurs droits, quand on leur interdit de le porter. A chaque rentrée scolaire, c’est le même débat.
C’est un racisme institutionnalisé, qui s’organise. C’est là que cela devient plus grave.
Certains, à gauche aussi, cautionnent ce type d’exclusion. C’est devenu un argument de campagne, de parler en mal des musulmans. Et cela influe sur la conscience collective des citoyens. Alors qu’on aspire à vivre en paix. On n’a plus affaire à un « simple » racisme primaire qui consiste à dire « je ne t’aime pas parce que tu es différent ». C’est un racisme institutionnalisé, qui s’organise. C’est là que cela devient plus grave. Le voile est-il le problème numéro un dans la société belge ? Cela nourrit des faux préjugés et cela masque les vrais problèmes.
En 2002, comment les décideurs politiques ont réagit ?
Kenza Isnasni. Au lendemain du drame, tous les représentants de parti, même des ministres, étaient là. A ma grande surprise. Je les ai très vite interpellé pour dire qu’il fallait agir. Après quelque temps, c’est retombé. On m’avait prévenu qu’une fois l’émotion passée... On a introduit une plainte. Le tueur s’est donné la mort, donc on ne pouvait plus le poursuivre. Mais je voulais que la justice dise qu’il y avait d’autres responsables. Les autorités qu’on avait interpellées à l’époque devaient aussi prendre leurs responsabilités. On a donc porté plainte contre X pour non assistance à personne en danger. On estimait qu’il y avait eu des manquements des services de police, du Fonds du logement et du propriétaire de notre immeuble. Le Comité P (police des polices, NdlR) a fait l’enquête au niveau de la police qui a estimé qu’elle était face à un simple conflit de voisinage. L’enquête n’a abouti à rien. Mais j’ai des doutes sur le Comité P. Ce sont des policiers qui enquêtent sur d’autres policiers. Ce n’est pas indépendant. Leur décision a été un nouveau coup de massue. On estime donc que personne n’est responsable.
Il y a dix ans, ils étaient tous là. Et maintenant ?
Kenza Isnasni. A l’époque, il y avait un comité de soutien. Il était constitué de citoyens sensibles à la situation. C’est sur eux que j’ai pu me reposer. Ils m’ont beaucoup soutenu. J’étais très jeune. J’avais l’idée de créer une asbl après la mort de mes parents. Transformer le lieu du drame. Mais j’ai eu un mal fou à me faire comprendre dans ma démarche. Je voulais le faire avec les structures qui existent. Je voulais partir de notre parcours, pour s’en inspirer, pour en tirer des leçons et ne plus que cela arrive. La commune de Schaerbeek m’est tombée dessus. Je n’avais pas de problème, je voulais bien faire cela avec elle. Mais c’était compromis sur compromis jusqu’à un moment ou je n’avais plus rien à dire. C’est là qu’on voit qu’il y a toute une machine politique derrière qui veut garder le contrôle. Chacun des politiciens voulaient récupérer le drame. C’était évidemment hors de question. J’ai donc dû faire face à un deuxième échec, après celui de la justice.
C’est bien d’avoir des lois et des institutions mais à quoi elles servent sur le terrain ?
Finalement, la seule réponse politique que j’ai eu, c’est qu’il y a une loi qui réprime le racisme, qui est très limitée dans sa pratique. Je n’ai pas encore entendu des cas aboutir alors qu’il y en a tous les jours. Et maintenant, les gens ne portent plus plainte car ils savent déjà que le MRAX ou le Centre pour l’égalité des chances ont un champ d’action limité. C’est bien d’avoir des lois et des institutions mais à quoi elles servent sur le terrain ?
Vous êtes engagée dans des mouvements de solidarité internationale. Une manière de montrer que votre vie ne s’est pas arrêtée le 7 mai 2002 ?
Kenza Isnasni. La société est devenue si individualiste. L’humanité se déshumanise. La violence devient le quotidien. Plus de violences, plus de guerres... Pourtant, on l’a vu dans l’histoire, quand les gens se sont levés, les choses ont changé. Il faut se battre.
J’ai vécu les injustices ici et je ne l’accepte pas pour d’autres, ici ou ailleurs
Je me sens très proche de toutes les personnes qui vivent des injustices, que ce soit en Palestine, aux Philippines ou ailleurs. Quand on discute avec les familles, qu’on entend les récits, on voit que les violences sont vécues au quotidien. On attend, quand il y a un bombardement, combien il va y avoir de morts. On en est arrivé là. J’ai vécu les injustices ici et je ne l’accepte pas pour d’autres, ici ou ailleurs. C’est insupportable de voir que d’autres vivent cela. Pour prendre part à des luttes comme celles-là, il faut poser des actes et mes voyages me servent à aller voir ce qui se passe sur place. Aller au-delà de ce que les médias en disent. C’est la condition humaine, le rapport à l’autre, qui m’intéresse.